CD : « Quinze », un portrait profane du XVème siècle (On-Mag.fr, 5 mai 2020 – Jean-Pierre Robert)
Note technique : (5/5)
Sous ce titre en forme de chiffre se cache la réalisation éminemment originale d’un ensemble de chanteurs et d’instrumentistes polyvalents, Comet Musicke, constitué de neuf musiciens assurant quinze parties vocales et instrumentales. Ils interprètent un florilège de chansons de deux maîtres du chant polyphonique du XVème siècle, dressant une sorte de portrait musical profane de cette époque. Pour leur premier CD, la réussite est là, à la fois pédagogique et combien séduisante.
La musique médiévale connaît un regain d’intérêt ces derniers temps. L’ensemble Comet Musicke met en regard deux musiciens majeurs de l’époque : Gilles de Bins dit Binchois et Johannes Ockeghem. Qui l’un comme l’autre ont cultivé la chanson de geste et son thème favori, celui de l’amour courtois : la beauté de la femme, les visages changeants de l’amour et les affres de la séparation, du désir à la peine, de l’exaltation à la déception, voire à la douleur de l’absence de l’être aimé. Ils le font de manière différente pourtant. Gilles Binchois (c. 1400-1460), maître de la chanson bourguignonne, offre des tournures mélodiques gracieuses, fluides et aisées, héritées de l’Ars Nova du XIVème, à la rythmique légèrement accidentée et selon un contrepoint savant, au fil de courtes phrases ponctuées de cadences. Ne l’a-t-on pas surnommé »Père de joyeuseté » ! La chanson peut en effet être joyeuse, comme dans »Mon cœur chante joyeusement », au ton clair et entraînant. D’une belle faconde aussi : ainsi de »Filles à marier ne vous mariez jamais », sur un texte humoristique que restituent les diverses combinaisons de timbres des 8 parties. La pièce suivante »Si je soupire, me plains et pleure », fait contraste, s’agissant alors de la douce complainte résignée de celui qui reconnaît »Je ne pensais pas voir l’heure où il me faudrait aimer autre que lui ». On y trouve parfois d’étonnantes dissonances. Certaines pièces débutent par une forme de déclamation doucement parlée sur un accompagnement léger avant que le consort vocal ne reprenne le texte : comme dans »Bien que Dangier, Médisance et leurs gens ». Quelques pièces purement instrumentales entrelardent les chansons de manière habile, en prolongeant le climat ou en vraie rupture.
Les chansons de Johannes Ockeghem (c. 1410-1497) se situent plus sur le ton mélancolique. Comme il en est de »J’en ai chagrin que je n’en suis morte » et son introduction par un trait vif de cornet, lequel va ensuite dialoguer avec le baryton. Le motet-chanson à 9 parties, et de vastes dimensions, »Mort, tu as navré de ton dart » a été écrit par le musicien en hommage à Binchois. Il y déploie une douce déploration empreinte de ferveur, d’abord contenue puis s’élargissant. Le chant diversifié du consort vocal est ponctué d’une brève ritournelle instrumentale. Le regret se mêle à l’éloge, comme dans une prière de requiem. Ockeghem rend aussi un hommage musical à son maître en utilisant certains de ses procédés comme la disposition du faux bourdon, chérie par Binchois dans ses propres chansons. Les morceaux instrumentaux sont tout aussi intéressants, dont celui intitulé »Prenez sur moi votre exemple amoureux », pour deux violes de gambe et la vièle. On entend encore deux œuvres de Josquin des Prez (c. 1450-1521), dont une en hommage à Ockeghem »Nymphes des bois, déesses des fontaines », un motet à 5 voix combinant le poème de Jean Molinet »Nimphes des bois » et l’antienne grégorienne d’introït Requiem aeternam.
Formé en 2008 par le ténor, gambiste et vièliste Francisco Mañalich, l’ensemble Comet Musicke et ses neuf musiciens »jouent » ces chansons, dont plusieurs sont inédites au disque, avec un vrai souci d’authenticité, forts des recherches les plus récentes sur la manière de les interpréter. Singulièrement de dire les textes en vieux français et d’en révéler toutes les originalités en matière d’intonations, de couleurs, de débit. Et de restituer le lyrisme du verbe poétique comme le chatoiement des parties musicales selon divers alliages voix-instruments. Chez les uns et les autres, on admire la douceur vocale, l’expressivité des instruments, toujours à l’affût de la nuance juste. C’est là tout un kaléidoscope de couleurs et de rythmes, de raffinement, de tendresse mélodique, dans une manière qui n’a rien d’appuyé car se situant toujours dans le registre de l’intimisme. Il faut citer tous ces musiciens émérites : Aude-Marie Piloz, vièle et viole de gambe Renaissance, Marie Favier, mezzo-soprano, François Joron, baryton, Sarah Lefeuvre, soprano et flûtes à bec, Cyrille Métivier, contre-ténor, cornets, vièle, flûte à bec, Camille Rancière, vièle et baryton, Daniela Maltrain, vièle, viole de gambe Renaissance et flûte à bec. Et bien sûr Francisco Mañalich, ténor, vièle, viole de gambe Renaissance, qui assure également la direction artistique. Ce dernier formé à la gambe, entre autres, par Christophe Coin, et au chant par Anna Maria Panzarella, a déjà à son tableau de chasse la fameuse production du Bourgeois Gentilhomme mise en scène par Denis Podalydès, et des interprétations auprès de Leonardo García Alarcón comme de la Compagnie La Tempête. Chapeau à tous !
Les enregistrements, à l’Espace Sainte-Anne de Lannion, sous la supervision à la post-production de trois des musiciens, offrent un équilibre voix-instruments et une spatialisation très étudiés, dont émane un vrai sentiment d’intimité. L’image sonore est aussi agréable que les interprétations sont séduisantes.
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