Petite interview de Francisco Mañalich, notre directeur artistique, qui répond aux questions de Cécile Glaenzer pour ResMusica, le 29 décembre 2021 :
La belle originalité de Comet Musicke : un portrait kaléidoscopique
Pour son deuxième enregistrement discographique, l’ensemble Comet Musicke nous entraine à la suite de Diego Ortiz, grande figure de la Renaissance espagnole. Pour situer son portrait dans le contexte musical de l’époque, il est accompagné d’œuvres instrumentales et vocales de quelques contemporains. Nous avons rencontré le directeur artistique de l’ensemble, Francisco Mañalich, chanteur et violiste.
ResMusica : On connaît D. Ortiz pour ses pièces instrumentales, grâce à son célèbre Traité des gloses. On connaît beaucoup moins son œuvre vocale sacrée. Comment avez-vous construit ce projet ?
Francisco Mañalich : Au départ, nous avions construit il y a quelques années un programme biographique sur Ortiz pour cinq musiciens, l’effectif de base de notre ensemble. En faisant des recherches pour ce programme, nous avons découvert son répertoire vocal qui nous était jusqu’alors inconnu, et nous avons intégré au programme d’origine quelques motets, en particulier son Salve Regina. En poussant les recherches en direction de l’œuvre vocale d’Ortiz, Camille Rancière s’est procuré une édition du Musices Liber Primus faite aux Etats-Unis, mais il s’est vite aperçu qu’il y avait là beaucoup de fautes. On a donc décidé de lire directement sur le fac-simile de l’édition originale, qui se trouve à la bibliothèque de Bologne et qui est très lisible. Il a fallu que chacun apprenne à lire la notation spécifique de la Renaissance, sans faire de transcription moderne. Il semble que si cette musique admirable est si peu jouée, c’est que peu d’ensembles ont le courage de se lancer dans la lecture des sources… En lisant tout cet ouvrage de 1565, on a découvert que les plus beaux exemples de contrepoint se trouvaient dans les motets à la Vierge à la fin du recueil, plus développés que le reste. On a donc décidé de s’attaquer à un enregistrement de ce répertoire délaissé, et c’est ainsi qu’est né le projet du double disque Caleidoscopio.
RM : Et pour les autres compositeurs présents dans l’enregistrement ?
FM : Autour des pièces d’Ortiz, on a voulu réunir d’autres compositeurs qui auraient pu l’influencer, pour que le portrait soit complet. En particulier les trois cancioneros espagnols du début du XVIᵉ siècle, dont il a forcément entendu les chansons dans sa jeunesse. D’autre part, il y a les transcriptions de pièces pour orgue de Cabezon (père et fils) qui permettent de faire sonner notre consort de violes et vièles. On a aussi choisi d’enregistrer les deux madrigaux ornés présents dans le Traité des gloses (O felici occhi miei et Doulce mémoire), en superposant à cette dernière chanson deux contrepoints écrits par Ortiz. Enfin, on a sélectionné huit motets de son Musices Liber Primus, dont quatre sont des premières au disque. Ce portrait est donc un véritable kaléidoscope musical, qui nécessitait bien un double CD !
RM : L’originalité de vos programmes se situe aussi dans votre approche de l’instrumentation. Comment se font vos choix, en particulier dans l’utilisation des instruments au sein des motets vocaux ?
FM : Pour les pièces du Traité des gloses, on a essayé de varier l’instrumentation en fonction de notre effectif. C’est vraiment le fruit d’une expérimentation permanente, pour que chaque instrument puisse être alternativement mis en avant : violes, flûte, cornet et serpent. C’est parfois aussi le fruit du hasard : l’intervention du serpent, au départ, c’était pour remplacer une voix de basse manquante dans un motet à sept lors d’une lecture. Cela a été une belle surprise, et on a intégré le serpent à l’enregistrement ! On fait des essais, et on garde ce qui marche le mieux.
RM : Le Traité des gloses est une merveilleuse source d’inspiration pour l’improvisation des diminutions dans la musique de la Renaissance. Ecrivez-vous vos propres diminutions ou s’agit-il d’improvisations spontanées ?
FM : Dans son Traité, Ortiz propose différentes façons d’improviser, en précisant qu’il faut toujours respecter les règles du contrepoint et de l’harmonie. On a donc pris les formules proposées pour emplir les différents intervalles, et chacun a fait ses propres propositions à partir du Traité. Comet Musicke fonctionne alors comme un laboratoire d’idées, et c’est passionnant. On a écrit certaines diminutions plus soigneusement : par exemple, pour jouer la Recercada Seconda sobre la Spagna, c’est un souvenir du temps de mes études au Chili, où j’avais dû écrire des voix intermédiaires pour cette pièce, et c’est de ça dont on s’est servi ici.
RM : Comme la plupart des ensembles de musique ancienne, votre effectif est à géométrie variable selon les programmes. Nous vous avons entendus l’été dernier à Simiane-la-Rotonde autour du mythe d’Orphée, où vous étiez quatre (il est vrai, poly-instrumentistes et chanteurs à l’occasion). Pour cet enregistrement d’Ortiz, vous êtes une dizaine. Comment cela se passe-t-il ?
FM : A la base, nous sommes cinq. Déjà, pour notre premier double CD (« Quinze », consacré à Gilles Binchois et Johannes Ockeghem), on a invité plus de chanteurs. Puis on a rajouté d’autres instruments à vent autour du cornet. Mais on ne calcule pas, on veut laisser la place aux rencontres de hasard, comme pour le serpent. C’est aussi pour ça que la polyvalence des instrumentistes est enrichissante. Les choses se font naturellement, il faut les laisser venir.
RM : Après un premier enregistrement de musiques du XVᵉ siècle et un second autour d’Ortiz au XVIᵉ siècle, quels sont vos prochains projets ? On vous a aussi beaucoup entendu dans le répertoire du XVIIᵉ siècle. Continuerez-vous à avancer dans le temps ?
FM : Au tout début de l’ensemble, nous sommes partis avec Tobias Hume et la musique anglaise du XVIᵉ siècle. On s’est orienté ensuite vers la musique française, autour de Sainte-Colombe. Et puis, le festival alsacien Voix et Route Romane nous a conduit du côté du XVᵉ siècle, avec Gilles Binchois, et cela a donné notre premier disque. Inconsciemment, l’idée de partir d’une musique plus « archaïque » pour évoluer chronologiquement s’est imposée malgré nous, comme s’il fallait partir des origines du contrepoint et de la connaissance de la musica ficta pour aller plus loin. Si on n’avait pas fait cette musique du XVᵉ , on ne jouerait pas Ortiz de la même façon. On a maintenant un souvenir d’un passé musical qui permet d’avancer plus avant. L’idée, c’est de chercher l’origine du contrepoint.
RM : Finalement, quel est le fil conducteur de vos choix artistiques ?
FM : Notre originalité, c’est d’abord le choix des programmes biographiques, qui s’intéressent avant tout au compositeur lui-même avant de s’intéresser à sa musique. C’est la clef de construction de tous nos programmes. C’est ce qu’on a fait avec Ortiz, Binchois, Ockeghem, Monteverdi, La Fontaine, Sainte-Colombe… En concert, on aime raconter des anecdotes sur le compositeur pour que le public le connaisse mieux. L’aspect théâtral est important, c’est ainsi qu’on a construit notre style et c’est ainsi que le public nous identifie. Cela permet un contact direct avec le public. L’idée de jouer la viole debout procède du même désir de proximité. Je suis allé voir dans l’iconographie ancienne pour m’apercevoir qu’on jouait souvent la viole debout. D’ailleurs, elle sonne mieux ainsi, sans l’écrin des jambes qui l’étouffe un peu. On a plus de projection, et l’équilibre avec la voix est meilleur.